Union Is Strength

26.08.2022

Éteindre ou évacuer? Le dilemme du nord d'Eubée face au cauchemar des incendies

L'Union européenne peut-elle fournir des solutions de protection civile alors que les catastrophes naturelles se multiplient au cœur de la crise climatique?

Efflam Sionneau (FR) / Romanos Gkotzos (EL)

English version / Ελληνική έκδοση

Romanos Gkotzos
Romanos Gkotzos

Sur l'île d'Eubée (Grèce)

Il est difficile de décrire le sentiment que l'on ressent quand on traverse l'interminable paysage calciné du nord de l'île grecque d'Eubée. Un terrible nuage d'angoisse recouvre les pentes noircies et déboisées, on ne voit plus que les troncs calcinés des pinèdes brûlées sur plusieurs kilomètres. Un paysage qui, avant l'incendie, était réputé pour sa beauté naturelle, mais qui semble maintenant flétri.

Du 3 au 11 août 2021, les flammes ont ravagé environ 51.200 hectares de terres dont 74,1% de forêt dense. Le désastre est sans précédent: écologique, économique, social. Du golfe d'Eubée à la mer Égée, l'incendie s'est propagé si rapidement qu'il a tout balayé devant lui: maisons, entreprises, nature.

De vastes zones d'arbres brûlés montrent l'ampleur du désastre
De vastes zones d'arbres brûlés montrent l'ampleur du désastre. | Romanos Gotzos

Panagiotis Stamatoulas travaillait dans la culture de la résine des forêts de la région du nord de l'île, au village de Vassilikon. «Nous nous y rendions tous les vingt jours, pour travailler sur les pins afin d'en extraire la résine au fur et à mesure. C'est un rituel qu'il faut répéter à huit reprises. Nous l'avions fait six fois, et avions réalisé 80% du travail. Puis, tout a brûlé. La résine a été détruite. Et maintenant, notre travail est perdu à jamais. Il faudra des années à la forêt pour se régénérer.»

L'incendie n'a pas uniquement affecté les producteurs de résine, mais aussi ceux qui travaillent dans les autres secteurs de la production primaire tels que l'oléiculture, l'élevage et l'apiculture. Les effets économiques et sociaux de la catastrophe impactent tous les habitants de la région, comme l'explique Yannis Triantafyllou, président de la communauté de Limni, ville côtière d'Eubée. «Ce n'est pas qu'un maillon de la chaîne économique qui a été rompu. Toute la chaîne a été brisée. Le nord d'Eubée représente 80% de la production de résine de Grèce. Si les cultivateurs de résine n'arrivent plus à subvenir à leurs besoins, comment viendront-ils au village pour manger, boire un café, ou même appeler un plombier? À partir du moment où ils sont à genoux financièrement, Limni et Rovies le sont également.»

Désobéissance civile

Yannis Triantafyllou était en première ligne de défense, car il est aussi pompier volontaire. Il décrit les moments dramatiques de ces longues journées cauchemardesques.

Alors que la protection civile avait donné l'ordre aux habitants d'évacuer les villages, la plupart ont décidé de ne pas obéir. «Je n'oublierai jamais le moment où j'ai mis ma femme et mes enfants dans le ferry. Nous pleurions tous les quatre. Je ne voulais pas que les enfants me voient pleurer, ni leur transmettre ma peine. Je leur disais “restez avec votre mère, tout ira bien. Papa va rester ici pour sauver le village”. Ce que j'ai ressenti à ce moment-là, je ne l'oublierai jamais. J'espère que personne n'aura à le vivre. Aujourd'hui, je suis fier de moi et de mes concitoyens du village d'avoir fait le choix de rester et protéger nos propriétés. Nous sommes fiers de ne pas avoir écouté la protection civile.»

Yannis Triantafillou se tient face aux flammes qui s'approchent. Il porte l'insigne de l'Association Elymnia des sapeurs-pompiers volontaires
Yannis Triantafillou se tient face aux flammes qui s'approchent. Il porte l'insigne de l'Association Elymnia des sapeurs-pompiers volontaires. | Yannis Triantafillou

Pendant ces longues journées, les scènes sur le front étaient surréalistes. Un bulldozer a même soulevé Yiannis Triantafyllos pour qu'il éteigne un toit en feu avec un tuyau de jardin. À un autre moment, il s'est emparé d'un camion des pompiers, avec un groupe d'habitants indignés par leur inaction. «Le village était en feu et il n'y avait aucun camion de pompiers nulle part. Alors l'un des jeunes du village a barré la route à un camion pour qu'il s'arrête. Le conducteur s'est exécuté et avec le père de ce jeune, nous avons ouvert les couvercles de l'extincteur, sorti les tuyaux et commencé à éteindre les flammes. J'ai dit au conducteur “tu ne vas nulle part, tu vas rester ici”. Nous étions en train d'éteindre le feu devant des pompiers qui nous observaient sans agir.»

Ce pompier volontaire évoque l'inaction des pompiers nationaux. Il est persuadé qu'il y avait un ordre de la direction administrative d'évacuer les villages mais pas d'éteindre le feu. Le syndicat des pompiers volontaires auquel il appartient ne s'est donc pas joint officiellement à l'effort d'évacuation massive. «Nous n'avons jamais été mis à contribution. Nous les locaux, nous connaissons pourtant bien la forêt, ses sentiers et ses particularités. Nous sommes associés à la protection civile nationale, avec un numéro d'immatriculation, mais personne ne nous a mis à contribution», déplore-t-il. Et s'ils avaient suivi l'ordre d'évacuation comme les autres? «Nous aurions beaucoup plus de maisons et de propriétés brûlées», répond-il.

La même expérience est rapportée par les habitants de Vasilika, qui ont combattu et empêché le feu d'entrer dans leur village. Les troncs d'arbres brûlés entourent encore le village et témoignent à quel point les flammes ont léché les maisons.

«Le feu est arrivé devant les maisons et s'est arrêté parce que nous l'avons combattu. Ils nous ont dit de partir et nous ne l'avons pas fait. Tout le village aurait brûlé si nous avions exécuté les ordres d'évacuation. Les maisons sur la plage et dans la forêt ont été ravagées. Les pompiers n'ont rien fait, ils avaient l'ordre de ne pas entrer dans la forêt», se souviennent les habitants Panagiotis Stamatoulas et Giorgos Anastasiou.

Pour le président de l'Association des pompiers volontaires du village de Prokopi, Dimitri Vetsolouris, le feu était impossible à contenir à partir du moment où il s'est échappé de sa source d'origine. Parti de la commune de Mantoudi, près du village de Dafni, il est descendu vers la côté d'Eubée et s'est propagé aux régions voisines. La situation était encore gérable deux jours après le début de l'incendie, mais pas par la suite.

«Le feu est descendu à Limni, sur la plage, et est allé à Rovies. Puis il est revenu et est remonté vers Daphni. Cela signifie que les flammes n'ont pas été correctement maîtrisées à leur source. Le feu aurait dû y être complètement éteint, cela n'a pas été le cas, c'est pourquoi il est devenu incontrôlable par la suite», raconte Dimitri Vetsolouris. Lui aussi se battait contre la langue de feu avec un camion de pompiers dans une zone enflammée un peu plus au nord.

La majeure partie de la zone brûlée était une forêt dense. Sa régénération prendra beaucoup de temps
La majeure partie de la zone brûlée était une forêt dense. Sa régénération prendra beaucoup de temps. | Romanos Gotzos

Mal circonscrit à son foyer d'origine, le feu est devenu incontrôlable, comme l'explique le président du syndicat. Il considère que le plus important reste la prévention avant même qu'un foyer n'éclate, mais pointe du doigt le besoin de «mieux organiser les pompiers, pour pouvoir y faire face». Il estime que le problème remonte aux années 1990, lorsque la responsabilité de la gestion des incendies de forêt est passée du service forestier au service central des incendies. «Toute l'expérience du service forestier aurait dû être transférée au service des incendies. Cela ne s'est pas produit. Maintenant, ce savoir-faire est tombé à l'eau».

Coopération internationale

Mais y avait-il une réponse possible face à une crise aussi intense? Florin Kirea, chef des pompiers roumains qui travaillait dans la forêt d'Eubée alors que l'incendie faisait rage, donne son propre point de vue: «Aucun pays d'Europe n'aurait pu faire face à des incendies de cette ampleur.»

La Roumanie a envoyé un total de 108 pompiers et 21 véhicules pour contribuer à l'effort. Le soutien européen à la Grèce, par le biais du mécanisme européen de protection civile, pour éteindre l'incendie, a été sans précédent: un total de 900 pompiers européens, 230 véhicules et 9 avions de 11 pays européens sont arrivés, alors qu'il y avait également un soutien de pays hors d'Europe.

Le mécanisme européen s'est fixé l'objectif ambitieux de construire un système efficace de protection civile commune à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union européenne, avec le plan de relance NextGenerationEU consacrant environ 2 milliards d'euros à son fonctionnement. RescEU a récemment été créé, ainsi qu'un pool commun d'outils et de ressources pour la gestion de crise et la mise en œuvre de programmes d'interconnexion.

Mais ce dispositif a-t-il réellement fonctionné? Florin Kirea détaille le processus: «Nous avons accepté la demande d'aide de la Grèce, avons formé un groupe de travail et sommes allés à Eubée. Les missions étaient coordonnées par les officiels grecs. La collaboration a été excellente.»

Mais il souligne aussi les défis liés aux différences de moyens techniques et opérationnels. «Nous avions des équipements différents et avons demandé des tuyaux compatibles pour nos véhicules. De plus, la forêt roumaine est différente de la forêt grecque, car la forêt grecque brûle plus facilement. Cependant, nous avons eu des informations de l'agence grecque pour connaître les spécificités de leur forêt.»

L'Union européenne veut créer un système de gestion de crise qui transcende les frontières nationales. À partir du 1er juillet 2022, des pompiers de six pays européens, dont vingt-huit roumains avec huit véhicules, seront basés sur le territoire grec, dans le cadre du nouveau programme du Mécanisme européen. Si nécessaire, l'équipe d'intervention élargie sera activée pour faire face à une crise potentielle.

Le pompier Kirea considère ce mécanisme comme un outil important, qui aidera d'autres pays en cas de catastrophes naturelles, qui deviennent de plus en plus intenses en raison du changement climatique.

Panagiotis Stamatoulas, de Vasilika, envoie cependant son propre message qui semble relater l'humeur de tous les habitants du nord d'Eubée. «Nous avons tout perdu, nos emplois, notre air, notre oxygène. La forêt était notre vie. Mais nous n'abandonnons pas. Quoiqu'il arrive, cela nous rend plus forts et nous continuons à nous battre.»

Union européenneCet article est réalisé dans le cadre du concours Union Is Strength, organisé par Slate.fr avec le soutien financier de l'Union européenne. L'article reflète le point de vue de son autrice et la Commission européenne ne peut être tenue responsable de son contenu ou usage.