En Espagne, Comptem teste l'autoconsommation à l'échelle d'une ville
Projet pionnier, le réseau communautaire de plaques solaires installées sur les toits de Crevillent tente de faire passer l'autoconsommation d'énergie renouvelable du stade individuel au collectif.
À Crevillent (Espagne)
Il scrute l'écran de son smartphone, attendant que le verdict tombe… «273 euros le kilowattheure. Rien de méchant. Il y a trois semaines pourtant, ça aurait semblé la mort. Aujourd'hui, c'est la sainte gloire.» Il y a un an, c'était 28 euros. Les prix de l'électricité n'ont cessé de grimper depuis; l'offensive russe en Ukraine les a littéralement fait exploser. «Qu'est-ce que je peux faire pour réduire ma facture? Produire un maximum d'énergie moi-même», martèle Joaquín Mas. C'est justement ce à quoi il s'emploie.
Depuis trois ans, il sème des panneaux solaires sur les toits de Crevillent, 30.000 habitants, près d'Alicante, en Espagne. Son but: développer un réseau électrique local qui permette à la commune de couvrir 50% des besoins d'ici à 2030.
Il s'agit peu ou prou d'étendre la pratique de l'autoconsommation, par laquelle l'usager produit lui-même l'énergie qu'il consomme à un prix imbattable, à une ville entière. Porté par la société coopérative Grupo Enercoop, dont Joaquín Mas Belso est le directeur général, le projet porte le nom de «Comptem». C'est la première communauté d'énergie renouvelable à avoir vu le jour en Espagne, en 2019. Elle fait partie des pionniers dans cette aventure en Europe.
Au niveau individuel, l'autoconsommation consiste généralement à installer des plaques solaires sur le toit d'une maison pour fournir directement ses habitants en énergie. Comme ces panneaux ne produisent que quand le soleil brille, le foyer reste connecté au réseau conventionnel, d'où il tire l'électricité qu'il consomme quand les installations ne génèrent pas assez de courant. À l'inverse, lors des pics de production, l'énergie qui n'est pas utilisée est reversée dans le réseau. L'usager est rétribué pour cela. La rémunération est modique, mais permet d'alléger la facture. S'il est équipé de batteries, le système peut stocker une partie de l'énergie excédentaire lorsqu'il produit plus que l'usager ne consomme.
«Cela aurait été deux fois plus cher en autoconsommation individuelle»
À l'inverse, une communauté d'énergie renouvelable organise un réseau d'installations de ce type pour distribuer l'énergie générée à l'ensemble de ses membres. Comme l'indique la «feuille de route de l'autoconsommation» publiée en décembre par le gouvernement, cette entité juridique doit être «contrôlée par ses adhérents ou ses membres» et sa «finalité première sera de fournir des bénéfices environnementaux, économiques ou sociaux à ses membres ou adhérents ou aux zones locales dans lesquelles elles opèrent au lieu de chercher des gains financiers». En valencien, langue co-officielle à Crevillent, commune située dans la région autonome de Valence, Comptem signifie «Nous comptons».
«Les économies d'échelle réalisées en unissant un nombre plus important de participants font toujours baisser les prix», assure Eduardo Collado, professeur du master Énergies renouvelables de l'Université internationale de Valence et ancien directeur des opérations techniques de l'Union espagnole photovoltaïque (UNEF). «Dans le cas de Crevillent, nous parlons de 4 millions d'euros d'investissement pour installer une capacité de production de 5 mégawatts. En autoconsommation individuelle, le prix pourrait facilement être deux fois plus élevé.» Ce modèle est aussi plus efficient dans la gestion de l'énergie produite et consommée.
Outre les économies qu'elle engendre, cette organisation permet de lever certaines des barrières qui freinent le développement de l'autoconsommation et de la production d'énergie locale –notamment dans les villes. «Imaginons: je vis dans un immeuble. Le bâtiment d'en face me fait de l'ombre. Mes voisins ne veulent pas poser des plaques sur le toit. Je peux avoir recours à une communauté énergétique», illustre Joaquín Mas, prompt à dégainer des cas pratiques pour donner corps à la théorie.
Comptem dissémine ainsi des «cellules de production» à travers la ville, perchées sur la cime de points stratégiques. Ces espaces, cédés par une mairie enthousiasmée par le projet, sont copieusement arrosés par le soleil, qui brille la majeure partie de l'année sur cette ancienne commune industrielle. Le toit des gradins du stade de foot, un préau installé sur une place... À terme, vingt-et-une cellules doivent être réparties sur l'ensemble de la commune. Pour l'heure, seule la première est entrée en service. Quatre autres sont déjà prêtes pour l'allumage, et la coopérative en annonce quatre de plus d'ici à la fin de l'année. L'ambition d'Enercoop est de pouvoir fournir la totalité des habitants en électricité verte et bon marché.
Autre exemple: «J'aimerais consommer une énergie verte, locale et moins chère. Mais je n'ai pas les moyens de poser des panneaux photovoltaïques sur mon toit.» Là encore, la communauté peut y remédier. Diverses formules sont envisageables pour que celles et ceux qui en ont la capacité réalisent les investissements. Ils pourront récupérer leur mise grâce à une ponction temporaire sur les bénéfices générés.
À Crevillent, ce sont des investisseurs extérieurs qui paient pour les cellules de production. Économie escomptée: entre 25% et 30% sur la facture. Dans les premiers temps, la moitié de l'argent qui n'est pas dépensé est destinée à rembourser ceux qui ont avancé les fonds. En théorie, l'usager n'aura donc rien à débourser pour le déploiement de Comptem. Mais il doit faire une économie de 15% dès qu'il commence à utiliser les services de communauté.
«Pour le moment, je ne vois pas vraiment la différence», bougonne Miguel derrière le comptoir de l'unique bar du Realengo, îlot de petites maisons blanches modestes, un peu à part du reste de la ville. C'est ici que la première cellule de production a été mise en fonctionnement, en 2020, sur le toit d'un couvert installé à cet effet sur une place du quartier. Cette «cellule pilote» est agrémentée de batteries, qui peuvent emmagasiner jusqu'à 240 kilowattheures quand le soleil vient, pour les restituer lorsqu'il s'en va.
«Mais je ne sais pas si c'est parce que ça ne fonctionne pas, ou si c'est à cause de l'augmentation des prix de l'électricité, comme ils disent», continue le barman. Il confesse n'avoir jamais vraiment utilisé l'application associée à la communauté énergétique. Cette dernière informe les usagers sur l'état de la production et des réserves en mégawattheures, ainsi que sur leur propre consommation. Elle est supposée leur permettre de mieux gérer en fonction des va-et-vient de l'astre au jour le jour. «Mais dans mon bar, tout est allumé de l'ouverture à la fermeture», fait-il remarquer.
«J'ai assisté à plusieurs assemblées. Ça me semble être une très bonne chose. Plus encore dans la situation actuelle», commente Ramó Triero, un peu plus loin. Il s'est inscrit mais n'a pas encore été raccordé. «Cela m'a donné envie de mettre des plaques solaires chez moi.»
Bienfaits pour nous, bienfaits pour vous
En espagnol, l'acronyme COMPTEM signifie aussi «Communauté pour la transition écologique municipale». Production et consommation locale d'électricité représentent un fragment de la réponse aux plus grands défis de notre époque. Au premier rang desquels, le dérèglement climatique.
Le gouvernement espagnol table sur l'installation de 9 à 14 gigawatts de capacités de production en autoconsommation d'ici à 2030. Cela représente au moins un quart des 39 gigawatts de l'ensemble des capacités de production solaire que l'Espagne compte installer pour cette date, et entre 5,6 et 8,7% de la production électrique totale à la fin de la décennie. La pratique peut faire entrer de grandes quantités d'énergies vertes dans le système. «Vu l'ampleur des objectifs fixés sur les dix prochaines années, il est très important de mobiliser toutes les contributions qui peuvent être apportées. Ce type d'initiatives est donc bienvenu», résume Eduardo Collado.
L'éclatement de la guerre en Ukraine a brutalement rappelé une autre réalité à l'Union européenne: son immense dépendance énergétique vis-à-vis de pays comme la Russie. «Nous devons agir pour amoindrir l'impact de la hausse des prix de l'énergie [...] et accélérer la transition vers les énergies propres. Plus vite nous passons au renouvelable et à l'hydrogène, combinés à l'efficacité énergétique, plus vite nous serons réellement indépendants et nous maîtriserons notre système énergétique», estimait Ursula von der Leyen, présidente de Commission européenne en introduction de la présentation du plan «Repower Europe», le 8 mars. Les pays de l'Union comptent peu de ressources en énergies fossiles dans leurs sous-sols. Elles représentent pourtant plus des deux tiers de leur consommation.
«Nous ne développons pas Comptem à Crevillent juste parce que la communauté dit que c'est bien. L'Europe nous le dit, le ministère pour la Transition écologique nous le dit, la Région nous le dit», souligne Joaquín Mas. L'UE s'intéresse au sujet depuis quelques années déjà. Plusieurs directives demandent ainsi aux États membres d'adopter des politiques qui favorisent ces initiatives. En décembre 2021, le gouvernement espagnol a publié une «feuille de route de l'autoconsommation». «Les communautés énergétiques sont fortement encouragées. Beaucoup de projets reçoivent de 40 à 50% de leurs financements sous forme d'aides», confirme le directeur général de la coopérative électrique.
L'Union elle-même a mis la main à la poche, en subventionnant les batteries installées au Realengo à hauteur de 70%. Le plan de relance «NextGenerationEU», conçu pour reconstruire une Europe «plus verte, plus numérique et plus résiliente» à l'issue de la pandémie, devrait prendre le relais. En février, le ministère pour la Transition écologique de l'Espagne a annoncé la distribution d'une tranche de 40 millions d'euros du mécanisme de relance auquel il est adossé pour «encourager des projets pilotes singuliers de communautés énergétiques».
L'autoconsommation n'est pas une solution miracle
La flambée des prix de l'énergie a fait sauter le pas à de nombreux usagers: l'autoconsommation explose en Espagne. À ce rythme, les objectifs de 2030 pourraient bien être atteints avant l'heure. «S'ils ne le sont pas, ce ne sera pas faute d'intérêt de la part des acteurs privés», avance celui qui pilote Comptem. Mise en cause: la complexité des démarches administratives à entreprendre.
Mais attention à ne pas tomber dans l'utopisme naïf, avertit Eduardo Collado. Ceux qui rêvent d'un monde de petits réseaux locaux indépendants, débarrassé des grandes entreprises électriques et de leur position dominante risquent d'être déçus. «L'éolien et le solaire ne sont pas gérables [difficile d'alimenter le réseau la nuit quand le vent ne soufflera pas, ndlr]. L'Espagne a aussi besoin de développer de grands projets de stockage.» Comptem assure que les communautés énergétiques auront un rôle à jouer dans les années à venir face à ce défi.
«En ce qui concerne la gérabilité, j'aurais plutôt confiance en les grandes installations», avoue le professeur du master Énergies renouvelables. Quant à la modération des prix, il n'est pas dit qu'elle soit garantie: «Les mairies pourront laisser certaines superficies. Mais en dehors de cela, ce que les gens vont tenter de faire sera certainement de tirer la rentabilité correspondant aux actifs qu'ils détiennent», poursuit l'ancien directeur de l'UNEF.
«Comptem est un tout petit projet. Mais c'est un très bon exemple de ce que peuvent faire les communes et les régions», admet-il. Et sans doute un excellent coup de pub pour le groupe Enercoop, qui s'est indiscutablement attiré une grande attention médiatique.